UN THAUMATURGE AU XlXe SIÈCLE
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà »,
a dit Pascal, qui n'a jamais dit plus vrai. — Célèbre
d'un côté de la frontière belge, inconnu de l'autre,
dirai-je à mon tour, en parlant d'un pauvre moine dont la
renommée remplit les Flandres et qu'un hommage d'auteur
vient de me révéler sa glorieuse humilité.
Jamais auparavant, je n'avais entendu parler du Père Paul,
religieux bénédictin de l'abbaye de Termonde, fondateur du
monastère de Steenbrugge et restaurateur de l'abbaye
d'Afflighem, lequel, en février 1896, couronna par une
sainte mort une longue vie, semée de vertus héroïques, de
faits aussi authentiques qu'extraordinaires.
Tout est nouveau, original, excentrique même, dans ce
livre, qui n'est qu'un recueil d'anecdotes, de prodiges, de
paroles édifiantes et parfois stupéfiantes : livre
sans prétention, qui se présente en déshabillé, sans
composition ni ordre apparent, dédaigneux de tout artifice
littéraire, et dont s'exhale, malgré tout, un parfum de
vérité, de foi profonde, de sainteté naïve, qui vous
pénètre du cœur à l'esprit, fait souvent sourire,
quelquefois pleurer ; un livre enfin comme on n'en
voit pas, comme on n'en fait pas et comme il serait
désirable qu'on en fît, qu'on en lût beaucoup.
Avant d'en parler, j'ai voulu, pour mes lecteurs comme pour
moi-même, m'édifier sur son authenticité, approfondir son
état civil et j'ai demandé au vénérable curé de Lorraine,
vieil abonné de L'UNIVERS, qui me l'avait fait parvenir, la
situation, l'adresse de l'auteur et même les noms et
adresses de la plupart des témoins, des convertis, des
guéris de ce thaumaturge flamand.
Les lettres, les renseignements que j'ai reçus de France et
de Belgique ne me laissent aucun doute sur la parfaite
véracité de l'auteur et du livre. C'est donc sans scrupule
que je me mets à l'œuvre, heureux de contribuer à la
propagation d'un écrit édifiant, à la glorification d'un
moine contemporain qui a fait revivre, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, quelque chose de la
physionomie, de l'histoire de saint François d'Assise, de
saint Vincent de Paul et de l'admirable curé d'Ars.
Dès les premières lignes de la courte et vivante biographie
qui forme comme la préface de l'ouvrage, apparaît son
caractère distinctif, l'originalité : originalité de
bon aloi, provenant des faits racontés et de la simple et
tranquille familiarité du narrateur. Il peint d'ailleurs
d'après nature son modèle, qui a posé devant lui pendant
vingt ans, semble l'avoir imprégné de sa foi naïve et de
son aimable esprit.
Né à Moll, province d'Anvers, le 15 janvier 1824, Père
Paul, seul nom qu'il lui donne, s'appelait François Luyckx.
Ses parents, dont le livre ne dit rien, devaient être des
campagnards d'une honnête aisance.
Il commença ses études à l'école du village, sous la
houlette d'un instituteur unique en son genre. — Ô
instituteur de nos jours, maires civilisés, inspecteurs
primaires, voilez-vous la face ! — Comme la
plupart des élèves habitaient assez loin de la maison
d'école, l'excellent homme, à la belle saison, pour leur
abréger la route, venait au-devant d'eux, jusqu'à une
prairie ombragée de grands arbres : les écoliers
joyeux et reconnaissants, ayant le gazon pour bancs, les
rameaux des chênes pour abri, écoutaient les leçons du bon
maître, accompagnées du chant des oiseaux et du murmure de
la brise : leçons aimées, écoutées, retenues. Faire de
l'école une école buissonnière, n'est-ce pas un trait de
génie, à la mode saint François d'Assise ? Et cette
alliance du grand air, du ciel lumineux, de l'odeur saine
de la terre labourée avec l'enseignement primaire,
n'est-elle pas digne de la vie des saints ? Les chênes
de Moll, où méditait et étudiait le futur apôtre des
Flandres, devaient être cousins du grand chêne où saint
Vincent de Paul, enfant, gardait le troupeau paternel.
Préparé par de telles leçons, le jeune François fit ses
humanités au collège de Gheel, à six kilomètres de son
village. Cette fois, les leçons ne venaient plus au-devant
de lui ; il allait les chercher au loin, faisant
allègrement ses douze kilomètres par jour, recueillant en
route les leçons des choses, les impressions de la nature,
où tout lui parlait de Dieu dans ses œuvres.
Sa vocation religieuse, reçue presque avec le baptême,
grandit dans cette atmosphère pure et catholique du pays
flamand ; il n'en perdit pas un seul moment la pensée,
le désir, et pourtant, ce ne fut qu'à 24 ans, en 1848,
qu'il franchit la porte du monastère des Bénédictins à
Termonde. Après une année d'épreuves, le 30 septembre
1849, il prononça les vœux de pauvreté, de chasteté et
d'obéissance. Il était moine : il n'était pas encore
prêtre.
Pour y arriver, il dut travailler, prier, s'anéantir
pendant près de dix ans de plus, et ce ne fut que le
21 novembre 1858, après deux années d'études
théologiques approfondies au célèbre collège des
Bénédictins de Parme que, pour la première fois, il monta
les degrés de l'autel et offrit le saint sacrifice de la
messe dans les sentiments d'une piété angélique.
Il avait donc 34 ans quand il commença sa vie
sacerdotale et apostolique, vie de prière, de sacrifice, de
prodiges, qu'il poursuivit pendant près de quarante années,
sans un moment de relâche.
Cette mission extraordinaire de thaumaturge, d'apôtre
populaire, de semeur de grâces, il la reçut du Sauveur
Jésus en personne, et voici dans quelles circonstances,
racontées par lui-même :
« Au commencement de ma vie religieuse, étant malade
au point de me voir condamné par la science, Notre Seigneur
m'apparut, accompagné de la sainte Vierge, de saint Joseph,
de saint Benoît. Tandis que Marie me tenait la main, le
Sauveur, posant sa droite sur ma tête, me dit :
« Sois guéri ; désormais tu vivras pour la
consolation d'un grand nombre de personnes. Je t'accorde
tout ce que tu Me demanderas pour les autres ».
— Et aussitôt, je fus guéri ».
De là sa simplicité familière, son attitude presque
impersonnelle, dans l'accomplissement de cette mission
divine, comme s'il était le témoin, l'instrument docile,
presque inconscient des prodiges qu'il opérait ; de là
aussi ses réponses à des incrédules, en des termes
incompatibles, en apparence, avec sa profonde
humilité : « Cela se fera, puisque c'est MOI qui
vous le dis ». Ce moi signifiait Dieu par moi.
Souvent aussi, il s'abritait par humilité derrière saint
Benoît, comme le curé d'Ars mettait ses miracles au compte
de sainte Philomène : ces bons saints à miracles
nagent dans l'Océan des miséricordes divines comme les
poissons dans l'eau.
Quoi qu'il en soit, notre Bénédictin prit le Seigneur au
mot et se mit à l'œuvre sans retard. Dès son retour à
l'abbaye de Termonde, point central d'où il rayonnait dans
les Flandres et la Belgique entière, il donna au peuple de
ces catholiques régions l'impression d'une sainteté qui
alla croissant jusqu'à sa mort.
On évalue à plus d'un million les personnes qui eurent
recours à lui et reçurent de lui des lumières, des
bienfaits d'ordre spirituel ou matériel, naturel et
surnaturel, impossible à compter. Au fond, son histoire ne
se compose guère que du récit de ses prodiges.
Et, chose étrange, sorte de miracle qui couronne tous les
autres, il était si humble dans son attitude, si réservé et
si silencieux dans l'intérieur du couvent, que les
religieux de Termonde ne se doutaient guère des merveilles
de sa vie. Ils connaissaient sa popularité, voyaient les
foules assiéger sa cellule, mêlées aux visiteurs de
distinction accourus des pays étrangers, même d'Amérique,
mais ils ignoraient les causes de cet immense concours.
« Aussi, dit son biographe, ce fut un spectacle digne
de tenter le pinceau d'un Philippe de Champagne, le peintre
des miracles de saint Benoît, de voir, au lendemain du
décès du bon Père, l'étonnement général des Bénédictins,
aux récits des faits merveilleux, apportés de toutes parts
par la multitude des favorisés ».
Père Paul semait littéralement les prodiges sous ses pas.
On eût dit que des pouvoirs surhumains lui étaient dévolus
à discrétion et qu'il en usait sans mesure et à tout
propos. — Vraiment, disait un des témoins de sa vie,
il faut croire qu'il faisait des miracles par habitude et
en guise de passe-temps. C'était un thaumaturge fin de
siècle. Jamais on n'a constaté des faits aussi stupéfiants
et aussi continuels.
Il suffisait d'avoir été une fois en rapport avec lui, pour
se sentir soulagé de ses misères et emporter de cette
visite une provision inépuisable de bien-être. La ville
d'Anvers, où il faisait de fréquents séjours chez l'un ou
l'autre de ses amis, a gardé un vivant souvenir de cette
action bienfaisante et pacifiante jusqu'au prodige.
La foule des visiteurs faisait queue jusque dans la rue, et
sur la figure de ces mendiants de santé ou de vérité, dont
le nombre se comptait par centaines, se lisait la
tristesse, l'inquiétude ou le découragement, que
l'espérance ne suffisait pas à dissiper. Mais quel
changement à l'issue de la courte visite ! Les visages
étaient rayonnants, les cœurs tout à la joie. On avait
obtenu ou reçu la promesse, toujours réalisée, d'obtenir à
un jour ou à une heure précis, les faveurs tant désirées.
La clairvoyance de l'homme de Dieu n'était jamais en
défaut, et il se montrait mieux renseigné des vrais besoins
de ses visiteurs qu'ils ne l'étaient eux-mêmes.
Rien de plus varié, de plus original dans leur diversité
que les besoins qu'on lui exposait, les conseils qu'on lui
demandait, les grâces qu'il répandait incessamment et qui
semblaient sortir de lui comme la chaleur et la lumière
émanent du soleil.
Les conscrits venaient lui demander un bon numéro, au jour
du tirage ; les jeunes gens des lumières sur leur
vocation, des conseils et des prières au sujet de leur
mariage ; les fermiers de belles récoltes, la guérison
de leurs bestiaux et dans ses réponses, toujours immédiates
et précises, il indiquait à tous la cause de leurs maladies
ou de leurs épreuves spirituelles, le moyen assuré et la
condition des grâces sollicitées ; parfois, il leur
révélait des actes, des pensées même, cachées au fond de
leur âme, et qu'il y lisait comme dans un livre ouvert.
Ce qu'il y avait de profondément émouvant et attachant en
cet homme de Dieu, c'étaient sa bonté, sa compassion, sa
tendresse humaines, unies à sa clairvoyance et à sa
puissance surnaturelle. Il pleurait, il souriait, il
plaisantait dans l'exercice de ses fonctions de
thaumaturge, et il abaissait, si l'on peut s'exprimer
ainsi, la puissance divine dont il était l'instrument aux
plus petits intérêts de la terre.
Comme saint Ignace de Loyola qui ressuscita une poule pour
consoler une petite paysanne, il guérissait les bêtes aussi
bien que les gens : ici, un cheval malade, richesse et
ressource d'un laboureur ; là, un veau agonisant, qui,
sous sa bénédiction et l'attouchement d'une médaille de
saint Benoît, se relevait bondissant, aux cris de joie des
enfants de la ferme.
Il savait au besoin mêler la leçon grave, sévère même, au
bienfait ; refuser son secours aux indignes, aux
pécheurs non repentants, et leur prédire, s'ils ne se
corrigeaient pas, des châtiments parfois terribles et
toujours réalisés.
Maintes fois, on vit de mauvais drôles venus par moquerie,
terrassés d'un mot de sa bouche, d'un regard de ses yeux,
tomber à genoux, le suivre au confessionnal, où il leur
révélait les fautes les plus cachées de leur vie.
Quand ce n'étaient pas des espiègles ou des curieux qui
venaient l'interroger, des méfiants qui venaient
l'observer, il usait volontiers de leurs armes et les
déconcertait par une spirituelle plaisanterie. J'oserais
dire qu'il était si pénétré de surnaturel qu'il en mettait
jusque dans ses délassements d'esprit.
En voici un exemple assez original. Un Père Jésuite,
passant en chemin de fer à Termonde, et voulant juger d'un
regard ce moine dont on parlait partout, court au monastère
dans l'intervalle de deux trains et, pour ne pas perdre de
temps, entre à l'église. On lui dit que le Père Paul est au
jubé et il se rend au pied de l'escalier qui y mène. Le
Père Jésuite était en habits civils.
Au bruit de ses pas, l'homme de Dieu descend quelques
marches, et il entend le visiteur qui lui crie d'en
bas : — Êtes-vous le Père Paul ?
— Êtes-vous Jésuite ? lui répond du même ton le
fils de saint Benoît, qui remonte aussitôt, laissant le
fils de saint Ignace ébahi, pleinement édifié et légèrement
mortifié.
Il y a une telle variété de ton, de circonstances, de
leçons, dans les innombrables anecdotes où l'action de Dieu
apparaît toujours avec la charité de l'homme, et qui se
succèdent dans cette étrange vie de saint sans lasser
jamais l'émotion, qu'on voudrait pouvoir les citer toutes.
En les lisant et relisant pour y faire un choix, je me
disais à chacune : en voici une qu'il faut prendre, et
je la mettais à part. Au bout du recueil, j'en avais relevé
une centaine parmi trois on quatre cents autres d'un égal
intérêt. Notez que dans ces récits de quelques lignes se
trouve parfois tout un bouquet de grâces célestes à
respirer.
Une de ces visites du Père Paul à une communauté d'Anvers
est une vraie visite de médecin, mais d'un médecin qui
lisait dans les âmes des malades et guérissait leurs corps
à coup sûr.
À la Sœur qui l'introduit et lui demande son nom, il répond
« Je suis l'amour de Dieu ! »
Entendant ces paroles, deux des religieuses auxquelles il
avait longtemps auparavant révélé leur vocation, s'écrient
toutes joyeuses : « C'est lui, c'est le Père
Paul ! » On le conduisit à l'infirmerie occupée
par quatre Sœurs. La première souffrait d'un gros abcès
sous le bras. « Bagatelles ! » dit le Père,
en appliquant sa main sur l'abcès ; et la souffrance
cesse à l'instant même.
La deuxième, la Mère Supérieure, avait un violent mal de
gorge et ne pouvait parler. « Bagatelles ! »
dit encore le Père avec sa petite moue habituelle, et il
touche la gorge enflée. Le mal disparaît et la voix
redevient claire et forte.
La troisième malade souffrait du pied et ne pouvait marcher
depuis trois semaines ; la quatrième avait un panaris
au doigt. Toujours bagatelles, répète le médecin du bon
Dieu : et au contact de sa main, le panaris s'en va,
le pied blessé se guérit, et la Sœur, délivrée de son mal,
se met à marcher à grands pas en riant de bonheur.
« Vous voyez bien que ce n'était rien », dit le
bon Père, et il s'éloigne, emportant les bénédictions de la
communauté.
Comme il guérissait les corps, le Père Paul lisait dans les
âmes et dans le passé. Un jeune homme de 20 ans,
souffrant atrocement depuis plusieurs mois d'un rhumatisme
au bras, entre chez le serviteur de Dieu avec un camarade.
« Puis-je vous parler en présence de votre
compagnon ? lui demanda le Père à brûle-pourpoint.
— Oh oui, c'est un ami, il peut tout entendre.
— Bien. C'est avec ce bras qu'à tel jour vous avez
frappé votre père, et voilà la cause de votre mal. En
avez-vous du regret ? Oui. Allez de suite vous
confesser, et puis revenez ». Après la confession, le
Père lui toucha le bras et le rhumatisme disparut.
À un autre jeune homme qui venait de se confesser au retour
du service militaire, il demanda : « N'avez-vous
plus rien à dire ? — Non. — Si fait.
— Je ne me rappelle rien. — N'avez-vous pas connu
une jeune fille à Bruxelles, à qui vous avez promis
mariage ? — Oui, en effet. — Et ne lui
avez-vous pas fait accroire que vous étiez du pays
wallon ? — C'est vrai. — Eh bien cette fille
erre à votre recherche, mendiant son pain, son enfant sur
le bras, et cet enfant est le vôtre. Vous devez l'épouser.
— Mais j'ignore où elle est. — Rendez-vous à
Bruxelles, allez à la maison où vous l'avez connue, elle
vous y rejoindra ».
Le jeune homme repartant prit le premier train pour
Bruxelles et se rendit à la maison désignée. Cinq minutes
après, la jeune fille, venant de Liège apparut. Le mariage
se fit et les époux sont heureux en ménage.
Le Père Paul fit beaucoup d'heureux de ce genre, en
empêchant ou conseillant des mariages. Il mettait la même
insistance à encourager le mariage ou le cloître suivant
les vocations, et il le faisait toujours avec cette
autorité qu'il puisait dans ses lumières surnaturelles.
Une dame et sa fille lui demandent de les entendre en
confession ; il répond que ce n'est pas nécessaire. La
mère alors l'interroge au sujet de la vocation de sa fille,
« C'est le mariage. — Mais..., reprend la dame.
— Je vous dis qu'elle se mariera », interrompit
le Père ; et s'adressant à la jeune fille il
ajouta : « Ce sera bien pour l'âme et pour le
corps ; je prierai pour cela. Mais ne le dites à
personne », fit-il encore en souriant.
Une autre fois, c'est un gentilhomme qui expose au
P. Paul son désir d'aller en Amérique pour chercher un
parti convenable au point de vue de la fortune ; mais,
ajoute-t-il, ma mère s'oppose à mon projet. « Ne
faites pas ce voyage, répondit le Père, vous trouverez
votre Amérique dans le pays ». Peu après, le jeune
homme fit, dans une ville d'eaux, la connaissance d'une
riche américaine, qui l'agréa.
L'homme de Dieu combattait avec indignation les conseils
des médecins ou les calculs des familles opposés à la
fréquente maternité et il prédisait la bénédiction de Dieu
sur la mère par les enfants.
Une demoiselle, qu'il avait guérie d'une maladie de
poitrine déclarée mortelle, s'était mariée ensuite et alla
voir le P. Paul à Termonde en 1895. « Vous n'avez
qu'un enfant ? lui dit-il. — Un seul.
— C'est trop peu, il vous en faudrait encore un.
— Le médecin m'a dit que ma santé ne me le permet pas.
— Non, non, un seul ne suffit pas ; prenez bon
courage ». Un an après, elle mit au monde un gros
garçon bien portant, qui faisait toute sa joie. Il était né
au mois d'août 1896, six mois après la mort du
P. Paul. Au mois de février 1897, le cher petit mourut
sans avoir été malade. La nuit suivante, la pauvre mère,
s'étant endormie au milieu de ses larmes, se réveille tout
à coup et que voit-elle ? Le Père Paul en habits de
religieux, tenant dans ses bras l'enfant, vêtu comme au
moment où il expira. L'attitude du bienheureux Père était
semblable à celle de saint Antoine de Padoue portant
l'enfant Jésus, tel que le représentent les pieuses images.
Cette vision changea le chagrin de la mère désolée en une
grande joie. Elle pouvait dire désormais en toute
certitude, suivant la charmante locution d'une province
catholique du Midi : « J'ai deux enfants, l'un
sur la terre, l'autre au Paradis ».
Je ne puis mieux couronner ces citations que par le récit
de trois guérisons extraordinaires dont je crois pouvoir,
sans indiscrétion, nommer les bénéficiaires.
C'est d'abord celle de deux jeunes gens de Bruges, l'auteur
lui-même de la vie du Père Paul, et son frère. Il les
raconta en ces termes :
« Un jeune homme de Bruges, ayant un panaris au pouce,
visita le Père Paul. Appliquant son doigt sur le panaris,
le Père demande : « Sentez-vous le mal vous
quitter ? — Non. — Moi, si ». Le pouce
était guéri.
En y mettant un peu de salive, Père Paul guérit à
Steenbrugge un anthrax au cou d'un autre jeune homme de
Bruges.
Quant à la troisième guérison, voici en quels termes elle
est rapportée par un peintre distingué de Gand.
M. Arthur Michiels, racontant la quasi-résurrection de
son père, en 1880 :
« Un jour de fête à Anvers, mon père, alors jeune, se
rendait à cette ville en train de plaisir ; le train
dérailla ; il y eut des morts et plusieurs blessés.
Mon père reçut à la figure un coup violent, qui lui cassa
l'os du nez et y enfonça une esquille.
« Longtemps après, en 1880, mon père devint gravement
malade et ressentit à la tête un mal des plus douloureux.
D'après le médecin, une tumeur s'était formée à l'intérieur
et était prête d'atteindre le cerveau : la mort était
imminente.
« Mon pauvre père, incapable de se mouvoir dans son
lit qu'il ne quittait plus, ni de prendre aucune
nourriture, avait été administré. Ce fut alors que ma mère
se rendit au monastère, mais ne put voir le Père Paul qu'à
trois heures, tellement il y avait foule pour lui parler.
« À 3 heures donc (notez cette heure), ma mère
put s'entretenir de mon père avec le Père Paul, et celui-ci
répondit : « Prions ensemble pour sa
guérison ». Et on pria quelques instants.
« J'étais alors à mon atelier à Gand. À 3 heures
et demie, je fus tout étonné d'entendre ouvrir la porte...
C'était mon père qui me dit en entrant : « Je me
sens guéri, mais je meurs... de faim ! donnez-moi de
suite une bonne tasse de café et des tartines ». Mon
père était guéri, en effet, et le docteur déclara cette
guérison absolument inexplicable.
« Jusqu'ici (en 1897) mon père ne s'est plus ressenti
de son ancien mal ».
En voilà assez, en voilà plus qu'il n'en faut pour
justifier la réputation de thaumaturge du Père Paul. Je
m'arrête donc, non sans regret de laisser dans l'ombre tant
d'autres merveilles de miséricordes et de salut, et je
n'ajouterai plus qu'un mot au sujet des pénitences de ce
grand serviteur de Dieu. Saint Vincent de Paul n'a-t-il pas
dit : « Tant vaut la prière, tant vaut
l'homme ; tant vaut la mortification, tant vaut la
prière » ?
Or, quelques lignes de la biographie du Père Paul suffisent
à mesurer l'abîme de sa mortification.
À toute heure de la nuit, aussi bien que dans le jour, on
pouvait faire appel à son dévouement, car il accordait bien
peu de temps au sommeil. Couché sur un grabat, il reposait
la tête sur une planchette, ou bien, très souvent, il
dormait debout le dos appuyé au mur. Il voulut un jour
enseigner à un ami ce dernier mode de passer la nuit :
« Vous verrez comme on dort bien ainsi »,
disait-il en riant.
On ne peut songer sans frémir aux privations et aux
pénitences dont il semblait faire ses délices. Comment se
faire à l'idée d'un homme se ceignant les reins d'une
chaînette en fil de fer munie de cent pointes.
À ces prodiges d'austérité, Dieu répondait par des prodiges
de grâce, tels qu'on en trouve dans la vie de saint
François d'Assise. Un soir, comme saint François au couvent
de Sainte-Claire, il s'entretenait avec quelques saintes
âmes du sujet qu'il aimait le plus à traiter : l'amour
de Dieu ; tout à coup, il apparut comme transfiguré.
Sa face était devenue blanche comme neige, tandis qu'une
auréole lumineuse, entourant sa tête, éclairait la chambre
toute entière. Et avec une éloquence simple et sublime,
tenant son auditoire suspendu à ses lèvres, il poursuivait
toujours, toujours, communiquant à tous l'amour enflammé
qui débordait de son cœur. Craignant qu'il n'en fût
transporté jusqu'à en mourir, par trois fois on l'invita à
se reposer. Mais, comme s'il n'entendait rien, sans cesse
il allait, allait, ainsi que l'abeille butinant sur les
roses, de fleurs en fleurs, sans respirer un moment, et
cela dura jusqu'à onze heures de la nuit.
Le Père Paul mourut saintement comme il avait vécu, à
l'abbaye de Termonde, le lundi 24 février 1896, vers
minuit.
Ses obsèques solennelles eurent lieu à l'église de l'abbaye
au milieu d'un immense concours. Comme pour tous les
saints, la vénération du peuple fut la gloire de ses
funérailles.
Sa dépouille mortelle repose dans le cimetière de Termonde,
mais sa tombe est féconde comme sa vie, et on peut dire que
le fils de saint Benoît continue du haut du ciel sa mission
de consolateur, de guérisseur des corps et des âmes au nom
du Seigneur Jésus-Christ. — On m'a promis, si je
faisais connaître sa vie, que j'aurais ma part dans ses
bienfaits : j'y compte bien.
A. DE SÉGUR